Le 26 septembre, l’Europe célèbre sa diversité linguistique à l’occasion de la 20e Journée européenne des langues. Si l’événement existe depuis 20 ans, les débats sur la manière gérer la diversité linguistique au sein du projet politique européen ont lieu depuis plus longtemps. Ces débats ont eu un impact considérable sur les manières de concevoir l’enseignement des langues étrangères aujourd’hui. Rencontre avec Zorana Sokolovska (@Uni Fribourg et HEP Lucerne) qui en parle dans son livre paru tout récemment.
Maitre-assistante en plurilinguisme et didactique des langues étrangères à l’Université de Fribourg et lectrice de français à la HEP de Lucerne, Zorana Sokolovska aime étudier de vieilles archives pour chercher à comprendre des logiques institutionnelles actuelles. Son livre Les langues en débat dans une Europe en projet (2021) nous plonge dans une cinquantaine d’années de débats au Conseil de l’Europe sur les manières de coordonner des politiques linguistiques. Sa lecture dévoile les conceptions idéologiques et les projets de société qui façonnent nos manières d’apprendre les langues étrangères ou secondes… et de les célébrer chaque 26 septembre. Un entretien « Klartext ».
Qu’est-ce que la Journée européenne des langues ? Pourquoi célébrer la diversité linguistique et l’apprentissage des langues étrangères ?
La Journée européenne des langues recouvre plusieurs choses. Tout d’abord, il s’agit d’une fête qui célèbre l’apprentissage des langues et la diversité linguistique. Ensuite, la Journée européenne des langues, c’est un discours de promotion d’une vision politique de la construction européenne. L’événement est apparu en 2001 durant « l’Année européenne des langues ». Initialement, la manifestation ne devait pas se répéter, mais vu le succès rencontré, c’est devenu une fête annuelle. Enfin, la Journée européenne des langues est un objet d’appropriation, car l’événement laisse beaucoup de marge de manœuvre aux États, régions ou associations dans l’organisation de manifestations locales. À Fribourg par exemple, on fête la « Journée du bilinguisme ».
Le Conseil de l’Europe laisse ainsi pas mal de liberté pour que l’événement s’adapte à des contextes linguistiques et culturels très différents.
Oui. Il n’y a pas de limite de langues, ni de directives sur les discours officiels à adopter dans le contexte local. On célèbre la diversité linguistique en s’envoyant des cartes postales ou en imprimant des t-shirts représentant les langues. Cela rappelle qu’on vit en Europe et qu’un « bon européen » est une personne qui parle plusieurs langues. La Journée européenne fait un peu penser à une fête nationale : on rassemble les 47 États membres dans une célébration positive du plurilinguisme. Les choses négatives sont mises de côté. On organise des activités conviviales, où le plurilinguisme est conçu comme un atout, une richesse. Mais le discours connait aussi ses limites : les élèves sont encouragés, un jour par an, à s’exprimer en serbe ou en albanais à l’école, mais le restant de l’année, il faut utiliser la langue de scolarisation. Si le plurilinguisme existe au quotidien, il est aussi régulé par les institutions comme l’école ou lieu de travail. Je n’ai par exemple jamais vu d’offre d’emploi où il est marqué « plurilingue » sans préciser quelles sont les langues requises pour avoir des chances d’obtenir le poste. Donc la Journée européenne des langues a quelque chose d’illusoire à mon sens, car c’est une vision idéalisée du plurilinguisme qui est célébrée. Dans la pratique, toutes les langues n’offrent pas les mêmes chances. En ce sens, le plurilinguisme est bien plus régulé par des pratiques sociales que nous ne l’imaginons.
On se retrouve dans une sorte de paradoxe : cette même diversité linguistique qui pose des problèmes de communication, il faut tout faire pour la protéger et la cultiver.
Est-ce que l’on a toujours tenu un discours politique positif concernant le plurilinguisme en Europe ?
Non. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe se rend bien compte des différences qui la composent, mais aussi de la nécessité de faire avec. Il y a une volonté de tendre vers une Europe unie pour se faire une place sur la scène internationale. À cette période, la diversité linguistique est d’abord perçue comme un obstacle et le bilinguisme est plutôt mal perçu. En même temps, les Européens conçoivent leurs langues comme un patrimoine culturel qu’il faut conserver. On se retrouve dans une sorte de paradoxe : cette même diversité linguistique qui pose des problèmes de communication, il faut tout faire pour la protéger et la cultiver. À partir des années 1960, les discours autant que les dispositifs didactiques changent progressivement : le plurilinguisme est perçu comme un atout pour la société et il faut créer des outils pour le promouvoir. Cela s’observe notamment dans l’évolution des travaux d’experts au Conseil de l’Europe. Avec des outils comme la Charte européenne des langues minoritaires ou régionales ainsi que le CECR, chaque État peut imaginer sa langue sur un pied d’égalité avec des langues plus répandues comme l’anglais, redonner un peu de visibilité à des langues comme l’alsacien par exemple.
Qui sont les « expert·e·s » que le Conseil de l’Europe consulte ?
Principalement des linguistes comme Daniel Coste ou Jean-Claude Beacco, ou encore Claudine Brohy et Günther Schneider. Pour la Charte, on trouve aussi des juristes ou des amateurs des langues régionales. Dans l’ensemble, il s’agit surtout d’universitaires qui s’engagent pour la cause d’un idéal plurilingue ou en faveur de la protection des langues minoritaires ou régionales. Toutefois, le Conseil de l’Europe prend toujours une certaine distance avec leurs travaux en précisant que les documents des experts ne représentent pas nécessairement un point de vue institutionnel, mais celui des experts.
En lisant ton livre, on comprend rapidement que l’école est au centre de l’attention des politiques européennes. Qu’est-ce qu’on attend de l’école ?
Les écoles doivent contribuer à la création d’une Europe unie. La diversité linguistique ne doit plus être un obstacle, donc on essaie d’ouvrir des pistes didactiques pour promouvoir l’apprentissage de plusieurs langues. Le projet est surtout orienté vers la conception d’une éducation à la citoyenneté démocratique.
Il y a une individualisation des apprentissages qui est ancrée dans une manière de concevoir la société […]
On dirait que tu parles de l’Union européenne. Le Conseil de l’Europe est bien plus large. Est-ce que ces deux institutions tendent vers un même objectif ?
L’Union européenne a été créée après le Conseil de l’Europe. Certains acteurs politiques trouvaient le Conseil de l’Europe trop lent, ce qui les a amenés à créer une autre institution supra-étatique. En se développant, les deux institutions devaient éviter de se marcher sur les pieds. Les questions de langues revenaient traditionnellement plutôt au Conseil de l’Europe, jusqu’à ce que l’Union européenne commence à parler de l’importance des langues pour l’économie à partir des années 1990. Les décisions de l’Union européenne ont plus de poids : la mobilité est rendue possible grâce à une levée effective des frontières ou à la création de programmes éducatifs européens comme Erasmus. En quelque sorte, l’Union concrétise les recommandations du Conseil de l’Europe, donc les deux entités coopèrent et partagent souvent le même discours à tendance néolibérale. Il y a une individualisation des apprentissages qui est ancrée dans une manière de concevoir la société : les institutions mettent des structures et des ressources à disposition, mais c’est à chacun de prendre ses responsabilités pour, par exemple, atteindre un niveau B2 requis en allemand pour pouvoir poursuivre ses études ou trouver un emploi. Si vous n’y arrivez pas, c’est de votre faute, pas de celle de l’État…
Si je comprends bien, l’objectif principal, c’est de former des citoyennes et des citoyens mobiles et plurilingues. Des individus qui sont capables de s’adapter à une plus grande variété de contextes socioculturels et linguistiques.
Oui, et le Conseil de l’Europe ajouterait la dimension démocratique : il faut que les citoyens puissent s’exprimer sur des sujets politiques. Bon, je suis un peu sceptique à ce sujet, parce qu’il ne suffit pas de savoir la langue, il faut encore bénéficier de la nationalité pour que son opinion soit prise en compte. Par exemple, dans mon cas, je sais très bien le français, mais ça ne me suffit pas pour participer activement à la vie démocratique en Suisse, vu que mon statut de séjour ne le permet pas.
Ton livre met en évidence la construction d’inégalités entre différentes langues et groupes de locuteurs. Y a-t-il des gagnant·e·s et des perdant·e·s dans les politiques en faveur du plurilinguisme ?
De manière générale, les locuteurs ne sont pas adressés. On parle toujours de « langues », mais pas de « locuteurs ». Dans la Charte par exemple, on précise bien qu’il s’agit de protéger les langues, pas les locuteurs. Les paragraphes sur les « minorités linguistiques » ont été supprimés pour que les États puissent éviter de devoir reconnaître l’existence de minorités et leur accorder ainsi des droits spécifiques. Dans le fond, le sort des minorités continue de dépendre de chaque État.
le fait de se centrer sur les apprenants ou de concevoir l’apprentissage des langues dans une perspective pratique existaient déjà au XVIIIème siècle voire bien avant
Dans ton projet de recherche actuel, tu te penches sur l’histoire de l’enseignement du français dans la formation commerciale en Suisse alémanique. Quel est l’intérêt d’étudier l’histoire de l’enseignement des langues étrangères ?
Je crois qu’il est important de placer les débats actuels dans leur contexte historique. On croit souvent que les travaux du Conseil de l’Europe sont novateurs. Mais le fait de se centrer sur les apprenants ou de concevoir l’apprentissage des langues dans une perspective pratique existaient déjà au XVIIIème siècle voire bien avant, comme l’ont montré de nombreux chercheurs (ndlr. revoir un cycle de conférences à ce propos). Le Conseil de l’Europe a la particularité d’articuler des objectifs politiques et didactiques dans le but de servir un projet de cohésion européenne. Le fait de placer les débats linguistiques dans leur dimension historique nous permet de comprendre des enjeux sociaux et politiques souvent méconnus… et qui concernent également notre manière d’apprendre ou enseigner des langues étrangères.
Propos recueillis par Philippe Humbert
Photo prise par Zorana Sokolovska (tous droits réservés)