Dans son mémoire de Master en Français Langue Étrangère/Seconde (FLE/FLS), Bérénice Corboz, enseignante de FLE/FLS, s’est intéressée à l’enseignement du français parlé dans le milieu carcéral. La formation dispensée sur ce terrain n’a été que peu étudiée et est particulièrement difficile d’accès. Dans le but de répondre au manque de supports authentiques pour le travail oral et d’en analyser les effets sur les apprenants, l’autrice s’est attelée à la création et à l’implémentation d’une séquence didactique basée sur des corpus d’interaction orale. Dans cet entretien, elle nous en raconte davantage.
« Mes apprenants s’intéressaient à la langue « parlée » et notamment aux petits mots qu’on entend dans la vie courante comme « du coup » ou « genre » qui n’émergent pas dans les enregistrements fabriqués pour les classes de langue. »
CeDiLE: Pour quelles raisons vous êtes-vous intéressée aux effets d’une didactique du français parlé sur des personnes en prison ?
B. C. : Au cours de mes études de master, j’ai assisté à une conférence tenue par Virginie André (Université de Lorraine) sur un corpus oral (le corpus Fleuron, créé pour des étudiant·e·s d’échange à la base) qui m’a ouvert les yeux sur une autre façon d’aborder la langue dans l’enseignement. Pour varier les supports et ne pas se limiter aux documents papier par exemple, cette alternative me paraissait appropriée pour mon public. Comme je viens plutôt du terrain et que je travaillais en prison, je voulais adopter une démarche moins académique, plus orientée vers la pratique. En plus, mes apprenants s’intéressaient à la langue « parlée » et notamment aux petits mots qu’on entend dans la vie courante comme « du coup » ou « genre » qui n’émergent pas dans les enregistrements fabriqués pour les classes de langue. En parallèle, il faut savoir que nous n’avons pas d’accès à internet dans la salle de classe. Les extraits de corpus pouvaient être téléchargés à l’extérieur et utilisés pour les cours, ce qui est un aspect pratique important pour l’enseignant dans ce milieu.
Vous avez travaillé dans le milieu carcéral en tant qu’enseignante; ce n’est pas si banal. Quelle a été votre expérience et comment décrivez-vous en gros l’enseignement dans ce cadre spécifique et les apprenants ?
Cela a été une expérience enrichissante et positive car on travaille vraiment avec un public demandeur de formation. Toutefois, il faut être flexible car certaines personnes sont très peu autonomes et n’ont jamais été scolarisées alors que d’autres proviennent de milieux universitaires, par exemple. En outre, c’est un milieu propice à l’enseignement du FOS (français sur objectifs spécifiques), donc à l’enseignement taillé sur mesure, car on peut baser son cours sur les besoins et attentes des apprenants, d’autant plus qu’ils ne sont pas nombreux. On ne se focalise donc pas uniquement sur des aspects linguistiques. On aborde des thématiques larges comme la santé, l’environnement, la législation sur le travail, en intégrant également des mathématiques, de l’informatique ainsi qu’une réflexion générale sur la vie en société.
« L’aspect transversal a été le plus intéressant selon moi. On ne travaille pas que sur la langue mais aussi sur les besoins des apprenants… »
Cette volonté de creuser la question de l’oral dans votre mémoire vient-elle aussi du fait qu’il y a peu de possibilités de le pratiquer en prison ?
Tout à fait. La vie en prison implique des contacts et l’accès aux situations de la vie courante limités. Les personnes détenues ont peu d’occasions de parler français et cet isolement participe au fait que beaucoup sont demandeuses de formations et s’intéressent vraiment à la langue. Par exemple, un de mes apprenants entendait souvent un surveillant conclure ses énoncés par « voilà quoi » et se demandait donc ce que cela signifiait et comment l’utiliser.
Quels effets principaux sont ressortis de l’utilisation de corpus ?
Tout d’abord, mon intérêt principal était de vérifier si le fait d’utiliser des extraits de conversations authentiques, avec tous les aspects propres à la langue parlée, comme la vitesse d’élocution, les hésitations, les retours en arrière, fonctionnait. Beaucoup d’études l’affirment sans l’avoir réellement testé et dans mon contexte, cela a aussi été le cas. L’aspect transversal a été le plus intéressant selon moi. On ne travaille pas que sur la langue mais aussi sur les besoins des apprenants qui ont émergé grâce aux corpus et qui touchent à d’autres domaines comme lire une carte géographique ou réfléchir au fonctionnement d’une expression dans un contexte particulier. Les extraits de corpus ont donc permis d’identifier ces besoins et d’aller au-delà de la langue.
Vous mentionnez que les apprenants ont été acteurs de leur apprentissage, ce qui est plutôt positif. Comment évaluez-vous le fait que leur motivation soit intéressée, vu le contexte carcéral ?
Il faut savoir que cette formation n’est pas obligatoire pour les détenus, mais recommandée. Sur les 15 mois où j’ai travaillé en prison, je n’ai connu que peu de situations difficiles à gérer. Globalement, les apprenants ont fait preuve de bonne volonté. Cela s’est manifesté dans les anecdotes positives, notamment quant à l’utilité de mes cours pour mon projet de recherche, qu’ils ont racontées dans leurs feedbacks. Il est vrai qu’ils ont aussi tenu à me rendre service, ce qui reflète le lien de confiance qu’on a construit ensemble. Du point de vue de l’enseignante, ils ont été participatifs et se sont investis, certains demandant même de répéter l’expérience avec les corpus dans d’autres cours.
La double casquette enseignante-chercheuse a-t-elle été difficile à porter ? Que vous a apporté cette expérience ?
Oui, j’avais envie que l’expérience fonctionne parce que le travail en amont a été long. J’étais assez convaincue déjà avant l’expérience que mon projet allait fonctionner et que les corpus apporteraient un plus. J’ai dû me préparer davantage que d’habitude afin de garantir une certaine rigueur quant à ma démarche de chercheuse, sans pour autant oublier ma posture d’enseignante pour satisfaire mes apprenants. De plus, l’utilisation de corpus dans ce travail m’a donné davantage de bases pour construire et de nouvelles idées pour créer mon cours car j’aime concevoir les contenus didactiques moi-même. Cette expérience s’est donc avérée complémentaire dans ma pratique également et ouvre de larges possibilités, que l’on reste dans des schémas d’exercices traditionnels ou que l’on veuille être plus créatif.
Selon vous, les corpus oraux peuvent-ils être exploités dans tous les contextes d’apprentissage?
Oui, ça me paraît évident. J’ai travaillé dans des domaines ou j’ai toujours pu créer mon propre matériel et donc je trouve les corpus très pertinents en général. Peut-être serait-il plus compliqué de les exploiter là où les supports didactiques sont imposés ; où il y a moins de flexibilité. Mais si l’on identifie les besoins et objectifs de ses apprenant-es à la base, ce qui me semble essentiel dans une idée de co-construction des contenus, j’estime que tous les contextes de formation en langue pourraient y avoir recours.
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