L’enseignement bilingue dans tous ses états… et sous toutes ses formes! [Entretien]

On entend souvent dire que « l’immersion, c’est par exemple enseigner la géographie ou l’histoire dans une autre langue. » Si le principe semble simple, des chercheurs du laboratoire GRIDALP (Uni de Genève) ont récemment démontré que cet enseignement peut se manifester sous des formes très différentes, privilégiant parfois l’imposition d’un enseignement à caractère… monolingue. Éclairage avec Gabriela Steffen (collaboratrice scientifique @Uni Genève) qui présente également des séquences didactiques issues de ce projet.

Réalisé entre 2016 et 2019, le projet Immens (pour «Immersion et Enseignement de la langue orienté vers le contenu: séquences didactiques et insertion curriculaire au primaire») permet de mieux saisir comment l’enseignement d’une langue étrangère s’articule à celui d’autres disciplines non linguistiques comme l’histoire ou la géographie. Les chercheur·e·s ont abordé ces aspects dans des dimensions à la fois interactionnelles (en classe) et curriculaires, afin d’essayer de décrire le « format minimal » de l’enseignement bilingue à l’école primaire. Il se dégage des résultats une typologie de pratiques de classe. Dans le prolongement de ce projet, les auteur·trice·s ont développé un outil en ligne avec des séquences didactiques, dans le but d’offrir matière à réflexion pour didactiser les enseignements immersifs.

CeDiLE : Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’observation des enseignements par immersion ?

Gabriela Steffen : Dans notre recherche, nous avons essayé de voir si élèves et enseignant·e·s confondent enseignements de langue et en langue étrangère. En nous concentrant sur les manières d’utiliser la L1 (langue principale de scolarisation) et la L2 (langue-cible) durant les cours, nous avons cherché à comprendre comment ils·elles utilisent et alternent les langues pour construire des savoirs en classe. Il existe passablement d’idées sur le plan théorique, mais dans la pratique, ce n’est pas toujours clair comment l’enseignement des langues orienté vers les contenus fonctionne.

Comment s’est déroulée votre recherche ?

Nous nous sommes principalement focalisés sur les pratiques d’enseignement en classe. Nous avons filmé des interactions en classe pour obtenir des observations de pratiques quotidiennes. Nous sommes allés dans différents cantons pour observer des contextes variés, impliquant d’autres combinaisons de langues et diverses disciplines scolaires. De plus, nous avons fait le lien avec des supports didactiques et les curricula dans lesquels ils s’inscrivent. On a aussi analysé les documents que les enseignant·e·s utilisent, dont les manuels de langue (notamment Mille Feuille, New World, Envol, New inspiration…). Cela nous a permis de mieux comprendre ce que les enseignant·e·s avaient à disposition et comment ils·elles exploitaient ou créaient du matériel pour les cours. Finalement, nous avons aussi réalisé des entretiens semi-directifs avec diver·e·s acteurs et actrices : des concepteur·trice·s de manuel, des personnes ressources connaissant bien certains projets d’immersion, ainsi que les enseignant·e·s que nous avons observé·e·s en classe. Nous leur avons demandé comment ils·elles choisissent les contenus, comment s’articulent travail sur la langue et contenu. En somme, il s’agissait de comprendre comment ils·elles didactisaient ou pas leurs enseignements.

Et qu’est-ce que vous avez découvert ?

Globalement, l’enseignement bilingue ou immersif est souvent perçu comme un enseignement de langue seconde, alors qu’au niveau curriculaire il s’inscrit en général dans un enseignement de discipline. Dans les pratiques de classe, il se réalise de diverses manières. Il y a des enseignant·e·s qui utilisent l’alternance des langues comme une ressource pour travailler la discipline, d’autres qui ont recours uniquement à la L2. Pour mieux comprendre ces pratiques, il faut se poser plusieurs questions : quels contenus sont travaillés dans quelle(s) langue(s) ? Est-ce qu’on se concentre plutôt sur des aspects linguistiques ou bien sur le contenu disciplinaire ? Nous avons réussi à dresser quatre types de pratique sur deux axes, l’un concernant l’orientation langue-contenu et l’autre abordant les manières de thématiser les savoirs linguistiques (en lien ou non avec la discipline ou le contenu étudiés).

(…) il ne s’agit pas uniquement d’une question de taux d’exposition à la L2 (…)

Gabriela Steffen

Par exemple, on y trouve un « enseignement contextualisé de la langue » : la classe se focalise sur des aspects linguistiques en fonction des contenus thématiques (par ex. l’histoire de Christophe Collomb qui donne lieu à un travail sur des structures de la langue). Dans un autre genre, il y a « l’enseignement du contenu dans une perspective linguistique » : l’enseignement est orienté vers le contenu, dans lequel prend place un travail sur certains aspects linguistiques qui ne sont pas en lien direct avec ce contenu (p.ex. un exercice de prononciation dans le cadre d’une expérience en sciences naturelles). On a également décrit des enseignements bilingues qui sont centrés sur l’apprentissage de la discipline et qui travaillent les savoirs linguistiques au cœur de la discipline (« enseignement du contenu dans une perspective intégrée »).

Le maître mot selon vous c’est la « didactisation. » Peut-on vraiment tout didactiser dans l’immersion ?

Dans un cadre strictement immersif, on partirait du principe qu’une importante exposition à l’autre langue suffirait à l’élève pour l’acquérir. Notre étude invite à entamer une véritable réflexion sur les manières de construire des contenus disciplinaires et linguistiques en classe. Les enseignant·e·s sont invité·e·s à s’engager dans cette réflexion didactique : avec les élèves ils construisent les outils nécessaires à l’apprentissage d’une discipline. Il est intéressant de constater que certains enseignant·e·s expriment une portée parfois très immersive, mais quand on observe leurs pratiques en classe, on remarque qu’ils font des choses plus complexes et alternent les langues pour travailler la discipline. Alors bien sûr, dans le feu de l’action, on ne peut pas tout prévoir, mais cela vaut la peine de réfléchir aux stratégies d’enseignement qui intègrent travail sur la langue et la discipline, aux ressources bilingues qu’on peut exploiter en classe.

Dans vos conclusions vous dites que la dimension qualitative l’emporte sur la dimension quantitative. Cela remet grandement en question des représentations que nous avons de l’immersion, comme l’idée qu’il est impératif de passer beaucoup de temps dans une autre langue pour la maitriser.

L’enseignement bilingue ou immersif n’est pas qu’une question quantitative, dans le sens qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de taux d’exposition à la L2. D’une part, les curricula offrent l’opportunité de créer des enseignements bilingues ou immersifs, par exemple en encourageant des ilots immersifs de quelques heures d’enseignement en L2 d’une discipline en L1 le restant de l’année. D’ailleurs, dans les ilots immersifs, nous avons constaté une faible quantité d’exposition à la L2, mais l’alternance des langues et la transversalité langue-discipline sont vraiment didactisées. Dans ces conditions, les enseignant·e·s sont obligé·e·s de réfléchir : quelle thématique aborder en L2 ? Pourquoi introduire certains concepts plutôt en L1 ou en L2 ? Les ressources plurilingues sont ainsi vraiment didactisées et réfléchies pour l’enseignement de la discipline. En fait, la distinction entre qualitatif et quantitatif nous sert surtout à mieux définir l’enseignement bilingue. Les spécificités de l’enseignement bilingue tiennent davantage à une manière d’envisager et de pratiquer l’enseignement en deux langues qu’à une quantité d’input (qu’elle soit faible ou importante). Il s’agit d’inciter les enseignant·e·s à se poser ces questions-là et de mettre en évidence que, dans le fond, certain·e·s enseignant·e·s adoptent une perspective plutôt monolingue de l’enseignement par immersion.

C’est beaucoup de travail pour les profs ?

Oui, notamment dans la mise en place de ressources ou la recherche de supports didactiques. Ce sont souvent eux qui les produisent ou qui les trouvent.

Figure 1 Extrait des séquences didactiques d’Immens

Dans le fond, les séquences didactiques que vous avez produites ressemblent beaucoup à des données de recherche scientifique. Comment les didactiser pour les transformer en ressources pédagogiques ?

Nous avons récolté beaucoup de données de recherches avec Immens : des vidéos, du son, des transcriptions, des fiches pédagogiques, etc. (voir l’image ci-dessus). Nous avons obtenu des fonds pour pouvoir les rendre accessibles sous conditions (pour des raisons éthiques), car il nous a semblé que ces données pouvaient être utiles dans le cadre de la formation des enseignant-e-s. L’idée est de montrer qu’il est possible de didactiser l’enseignement bilingue à partir de données qui sont issues de la pratique. Ainsi, pour les quatre catégories que nous avons identifiées, nous avons fourni une courte vidéo explicative accompagnée d’une séquence interactionnelle en classe (vidéo et transcription), des pages du manuel utilisé et un extrait des entretiens avec les enseignant·e·s.

Avec les outils que nous proposons, les enseignant·e·s peuvent ainsi engranger des connaissances utiles pour faire face à une diversité de situations (…)

Gabriela Steffen

Cela offre une vision plus globale des pratiques de classe. Les entretiens avec le corps enseignant nous donnent aussi accès à leur réflexion didactique. Dans des formations, on peut les exploiter comme des exemples de pratiques plus ou moins monolingues ou plurilingues, plus ou moins orientés vers la langue ou la discipline etc. Au final, on se rend compte que peu d’enseignant·e·s ont été formé·e·s à la didactique du plurilinguisme ou à l’enseignement bilingue. Avec les outils que nous proposons, les enseignant·e·s peuvent ainsi engranger des connaissances utiles pour faire face à une diversité de situations quand ils se trouvent dans le feu de l’action, voire changer de stratégie en fonction des circonstances.

Dans vos résultats, vous parlez de risques de « surgrammaticalisation » et « naturalisation. » De quoi s’agit-il ?

C’est en lien avec ce que nous venons d’évoquer. On observe une tendance à naturaliser l’enseignement en L2, c’est-à-dire à survaloriser la dimension quantitative, l’idée que tout enfant apprend de façon naturelle avec un input élevé. Mais à l’école on ne se trouve pas vraiment dans un contexte « naturel ». L’enseignant·e doit fournir des outils aux enfants pour qu’ils apprennent la langue, car ils·elles l’acquièrent de toute façon de manière différente. Ce n’est pas la même chose avec les parents ou les paires, car tout est différent : le contexte, le type d’interaction, le taux d’exposition, etc.

Quant à la tendance à surgrammaticaliser, elle se dégage dans les pratiques des enseignant ·e·s qui profitent du temps passé en L2 pour enseigner la L2, un peu comme si l’enseignement bilingue était une extension du cours de langue. Or, ce type d’enseignement est censé être différent : ce n’est pas qu’une question de langue, mais aussi de discipline scolaire. Il n’est pas toujours évident de jongler entre l’enseignement de L2 et celui de la discipline.

Quel est le potentiel des différents types de programmes d’immersions en Suisse ? Pourrait-on envisager une généralisation des enseignements bilingues ?

En fait, le curriculum est déjà ouvert à tout cela. Le PER (Plan d’étude romand) et la CIIP (Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin) encouragent des approches interlinguistiques et transversales dans lesquels l’enseignement bilingue a toute sa place. Mais le potentiel n’est pas forcément exploité, car il est rarement institutionnalisé et les enseignant ·e·s sont souvent seul·e·s pour tout mettre en œuvre. En fait beaucoup d’enseignements bilingues se font via des initiatives locales ou personnelles, parfois de façon ponctuelle. C’est surtout au niveau de la formation qu’on peut faire évoluer les représentations.

Votre projet va-t-il se poursuivre ?

Nous souhaiterions encore développer notre outil en ligne (voir figure 1), notamment en étoffant et affinant la multimodalité des ressources plurilingues et leur mise à disposition. Mais cela nécessite bien sûr du temps et de l’argent. Il y a encore du potentiel de développement sur le site de GRIDALP.


Lien vers le site du projet Immens (site GRIDALP)

Lien vers les séquences didactiques du projet (accès sous condition, voir directement sur le site)

Lien vers le rapport de recherche officiel du projet Immens

Photo by USGS on Unsplash

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