Enseigner les langues sans pouvoir lire sur les visages

Céline Curty est enseignante primaire pour des élèves de 8H (environ 12 ans) dans la campagne fribourgeoise. Elle partage une classe de 22 élèves avec une collègue et elle est responsable notamment de dispenser les leçons d’allemand et d’anglais. Elle raconte ses défis techniques et pédagogique, en expliquant les pistes qu’elle est parvenue à mettre en place pour consolider les acquis de ses élèves durant le covid-19.

CeDiLE: Comment faites-vous pour garder le contact avec vos élèves?

CC: Depuis le 13 mars, comme demandé par notre responsable d’établissement, nous devons assurer un contact téléphonique avec chaque élève. Selon la préférence des parents, le travail est transmis soit par poste, soit par e-mail. Par exemple, ils peuvent soit continuer de faire leurs devoirs d’anglais dans leur cahier à la main, soit me les envoyer par e-mail en travaillant à l’ordinateur. S’ils choisissent la première option, ils doivent prendre une photo de leur devoir avec leur smartphone et la renvoyer par WhatsApp (voir l’exemple ci-dessous).

Les corrections sont un peu plus compliquées dans ce cas de figure : il faut leur retourner une capture d’écran où j’indique leurs erreurs en rouge (voir exemple ci-dessous).

Parfois, nous envoyons aussi du matériel par la poste en joignant les corrigés. On nous a demandé d’éviter de trop utiliser les outils informatiques, car cela génère beaucoup de difficultés auprès de certain-e-s élèves, voire de certains parents. J’ai par exemple un élève qui a accès à un ordinateur, mais ni ses parents, ni ses frères et sœurs ne sont en mesure de l’aider, car personne n’utilise vraiment des ressources bureautiques. Dans d’autres cas, les parents en veulent encore plus ! Ils estiment qu’il faut être plus sévère et voudraient que leur enfant ait plus de devoirs.

C’est un peu comme si vous deviez déléguer votre travail aux parents ?

Oui, plus ou moins. La DICS [département de l’instruction publique du canton de Fribourg, ndlr] veut qu’on soigne les relations parents-enfants. Le but n’est pas de les surcharger mais de consolider des acquis. Donc en principe, on leur donne des choses qu’ils sont capables de faire. Mais la manière de comprendre les consignes à distance est très différente entre eux : en classe on peut rectifier rapidement le tir si on sent que les élèves ne comprennent pas ; à distance, on ne sait pas car on ne le voit et ils ne se manifestent pas forcément. En fait, plus de la moitié des élèves ne renvoient rien ! Sur 22 élèves, 12 n’ont jamais donné de retour ! Vu la situation, on reste compréhensifs et on laisse plutôt couler tout en restant à disposition des élèves et des parents. Bon, on peut aussi s’imaginer que le travail est quand même réalisé et que les parents l’ont corrigé. Mais on n’en sait rien, même si nous les contactons tous par téléphone, nous n’avons pas toujours les élèves au bout du fil et il est difficile de savoir ce qu’ils ont pu faire.

En 8H, les élèves ne sont pas non plus censés être des pros de la bureautique…

Certains sont en fait très bons ! en général, ce sont ceux dont les parents exigent plus de travail. Mais on n’en rajoute pas pour éviter de creuser les écarts avec les élèves qui rencontrent plus de difficultés.

Il y a finalement un enjeu essentiellement humain là derrière.

Oui absolument. Le but n’est pas de générer des conflits au sein des foyers. Il faut rendre les moments « scolaires » agréables et amusants. On cherche aussi à les motiver à chercher du soutien quand quelque chose ne va pas ou qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils doivent faire.

Est-ce que l’école a mis des ordinateurs à disposition ?

Oui, pour élèves qui n’en ont pas. Quelques familles n’en avaient pas du tout. Dans ces cas, l’ordinateur ne suffisait pas non plus, car ils n’avaient même pas de connexion internet. Dans une famille avec cinq enfants par exemple, ils n’ont que deux ordinateurs pour tout le monde. Pas évident.

J’imagine que vous avez dû grandement réduire la charge de travail et chambouler votre manière de vous exprimer pour capter l’attention de vos élèves.

La charge de travail a été clairement réduite. On suit les exigences de la DICS : maximum 150 minutes par jour de travaux. On leur prépare un programme pour la semaine qu’ils reçoivent généralement le vendredi ou le samedi. Il faut dire que dans ces 150 minutes, tout est inclus, y compris les leçons de sport et d’arts visuels. Alors je fais des mélanges. Chaque semaine, par exemple, je propose une activité de cuisine. Une fois je leur ai demandé de préparer des crêpes en famille. La recette était écrite pour 65 personnes. Les élèves devaient alors entrainer les divisions pour arriver à 5 ou 7 mangeurs de crêpes. Après, l’idée est vraiment de cuire ces crêpes et de partager un moment en famille. Avec ce genre d’activité, les élèves touchent à du concret en s’amusant.

Concrètement, comment ça se passe pour les cours de langues étrangères? Est-ce différent des autres leçons?

C’est un gros casse-tête ! Pour l’allemand et l’anglais, j’entraine essentiellement la production et la compréhension écrites. C’est plus difficile de travailler l’oral, surtout la production orale. Par exemple, pour l’allemand, j’ai mis des liens vers des exercices de notre méthode et puis j’ai ajouté un fichier audio où j’adapte certaines consignes ou fournit des indices supplémentaires. L’absence d’interactions en présentiel complique tout. Je ne peux pas savoir s’ils ont bien saisi ce qui a été dit, s’il faut répéter une phrase ou un mot plus lentement… on ne peut pas lire sur leurs visages ! Et de manière générale, j’évite de passer par des traductions, car j’estime que cela ne leur rend pas service. On sait qu’on reprend le 11 mai, donc j’entraine principalement la compréhension écrite et orale en attendant. Et puis, il est plus difficile de déléguer les cours de langues aux parents, car il y a de grandes disparités entre les compétences linguistiques des uns et des autres.

Si je comprends bien, la difficulté principale vient d’un manque d’interaction sociale et linguistique, ainsi que de problèmes techniques ?

Oui. Il faudrait pouvoir fixer des rendez-vous avec chaque élève 10 minutes par jour. Mais c’est super compliqué avec 22 élèves.

Vous avez trouvé assez de ressources pour l’enseignement des langues ?

Nous avons reçu des balises pédagogiques mises à disposition par le SEnoF [Service de l’enseignement obligatoire de langue française]. Elles sont disponibles sur une plateforme réservée aux enseignants fribourgeois. C’est pratique, ça me donne un fil-rouge à suivre. On peut partager des liens vers différentes ressources avec les élèves. Après deux-trois difficultés techniques, on a finalement réussi à les mettre à disposition des élèves directement sur le site de notre école, pour faciliter l’accès aux documents. Certains le font même avec leur téléphone et ça marche bien.

Comment vous vous sentez dans cette situation ?

J’ai l’impression de faire un autre job. Ça ne me plait pas du tout cet enseignement à distance. J’ai choisi de devenir enseignante pour avoir des interactions humaines avec mes élèves. Là, j’ai l’impression de faire du travail de bureau.

Auriez-vous un message à faire passer à vos collègues? Quels conseils auriez-vous à leur donner?

Tenez bon ! Il faut faire du mieux qu’on peut. On ne pourra pas nous reprocher d’avoir fait faux tant qu’on travaille avec la conscience de faire du mieux qu’on peut. Et puis, il ne faut surtout pas se comparer aux autres enseignants, ni comparer les élèves entre eux. C’est essentiel de se focaliser sur les gens avec qui on travaille. Je dirais qu’il faut éviter de se mettre trop de pression par rapport à tout ça, car les problématiques sont toutes différentes.

Auriez-vous une requête à faire auprès des autorités cantonales ou fédérales? Ou bien auprès des HEP ou du Senof?

Non, pas particulièrement. Tout le monde fait comme il peut. Bon, je pense qu’on pourrait entamer une réflexion au niveau fédéral et cantonal sur la taille des effectifs de classe, ou bien concernant le team-teaching. On se rend compte à quel point il est difficile de gérer une classe de 22 élèves dans ces conditions.
Il y a peut-être un dernier point positif à retenir de cette expérience : on reconnait toute l’importance de développer l’autonomie le plus tôt possible chez les élèves. C’est une compétence qui est à mon sens trop souvent oubliée.

Propos recueillis par Philippe Humbert le 17.04.2020 (par téléphone)

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