Conférence du 16.09.2019, dans le cadre du Ringvorlesung | Cycle de conférences
Titre: French Teaching in Medieval England : Materials, Motives, and Impacts
Conférencier: Rory Critten (Université de Lausanne) | Discutante: Kristel Ross (PH Zürich)
Comment enseignait-on le français au Moyen Âge en Angleterre? Si Rory Critten ne dispose pas d’enregistrements vidéos de cette époque souvent qualifiée « d’obscurantiste », son analyse subtile et appronfondie de livres et manuels de français dès le XIVème siècle offre un éclairage inédit. L’exposé a de quoi surprendre plus d’un·e didacticien·ne du XXIème siècle: les temps ont changé, mais les méthodes d’enseignement s’apparentent parfois beaucoup à ce qu’on retrouve dans les salles de classe d’Europe aujourd’hui. Le français médiéval était probablement plus en vogue qu’on ne l’imagine dans l’Angleterre du Moyen Âge. Même si son apprentissage était plutôt réservé à une partie de la classe moyenne britannique, il se destinait autant à un usage sur sol britannique qu’à des fins de voyage en terrain adverse.
Des objectifs ludiques et fonctionnels
Les séquences didactiques médiévales se manifestaient sous diverses formes: conversations entre un apprenti et son maître; listes de mots; traités de prononciation; modèles de correspondances; ainsi que… des listes d’insultes des plus cocasses. Toutes ces activités d’apprentissage, ainsi que les formes sous lesquelles elles ont été rédigées, reflètent une volonté d’apprendre le français en fonction de contextes sociaux spécifiques, notamment en lien avec des activités militaires, éducatives ou administratives. Les tâches poursuivent des objectifs tantôt fonctionnels, tantôt ludiques.
Certes, il est devenu rare de professer des châtiments corporels pour des enfants qui pleurent dans les méthodes contemporaines de français langue étrangère. Toutefois, on retrouve déjà les prémisses d’approches axées sur des tâches spécifiques, ne se limitant pas aux seules modalités écrites, mais explorant une variété d’aspects du langage oral (incluant visiblement une certaine approche des aspects phonologiques). En outre, les manuscrits incluent une grande partie de textes rédigés uniquement en français médiéval, d’autres scripts contenant parfois des traductions anglaises insérées entres les lignes. L’enseignement d’une L2 exclusivement dans la langue cible était-il déjà préconisé par les didacticiens de l’époque?
Ça se passait vraiment comme ça?
Comme le rappelle Rory Critten durant sa conférence, il réside une grande part de mystère sur les modalités d’enseignement. La manière dont les textes étaient réellement performés durant les cours peut encore faire l’objet de spéculations. On peut toutefois supposer qu’il existait un « dialogisches Lernen » (apprentissage dialogique, pour reprendre les termes de la discutante Kristel Ross), car chaque texte suggère une forme d’interaction durant les séquences didactiques, par exemple une négociation entre « le maître et son apprenti » pour obtenir un congé à cause d’une blessure.
S’il n’existait pas de curriculum national ni de Cadre européen commun de référence au Moyen Âge, les recherches de Rory Critten sont une belle illustration du fait que tout n’a pas été inventé ces 30 ou 50 dernières années dans le champ de la didactique des langues étrangères. Depuis des siècles, les humains cherchent à s’approprier la langue de l’autre à des fins pratiques ou ludiques, à développer des compétences linguistiques et interculturelles, tout en cherchant à les transmettre. Même la langue de l’ennemi peut servir à quelque chose… et faire l’objet de divertissement.
par Philippe Humbert
Pour aller plus loin
Rory G. Critten (2015): « Practising French Conversation in Fifteenth-Century England », Modern Language Review
Rory G. Critten (2019): « The Manières de langage as Evidence for the Use of Spoken French within Fifteenth-Century England », Forum for Modern Language Studies
Source de l’image d’en-tête: Cambridge, Trinity College MS B. 14. 40 (f. 88r)
Tout comme la discutante, Kristel Ross, nous constatons donc que les ‘tournants’ didactiques sont parfois des retours à une tradition méconnue : Contrairement aux idées reçues, la méthode grammaire-traduction n’a pas toute seule dominé l’enseignement avant le ‘tournant communicatif’.
Un autre point qui m’interpelle : Le médiéviste est toujours conscient de la prudence qui s’impose au niveau de l’interprétation d’une manifestation écrite quant aux usages pédagogiques. Nous avons intérêt d’appliquer autant de prudence en faisant des généralisations sur l’enseignement à partir de documents (manuels, plans d’étude, etc.). A moins d’avoir observé les pratiques de manière systématique, la prudence s’impose.
Puis, dernier point : L’anglais et le français – une concurrence qui n’a pas été inventée par Ernst Buschor !