L’apprentissage des langues chez les réfugié·e·s ukrainien·ne·s… et les autres !

En à peine deux mois, des millions d’Ukrainien·ne·s ont trouvé refuge en Europe et en Suisse pour échapper à la guerre. Cette situation de crise engendre aussi des défis pour les institutions qui doivent les accueillir et rappelle l’importance de l’apprentissage des langues à des fins de cohésion sociale. Le CeDiLE s’est entretenu avec trois spécialistes de questions migratoires dans l’enseignement des langues pour faire le point.

La guerre en Ukraine engendre une crise migratoire sans précédent. Si l’afflux de population demeure bien plus important en Europe de l’Est, le reste de l’Europe et la Suisse sont également concernés. À l’heure où nous écrivons ces lignes, plus de 40’000 Ukrainien·ne·s ont trouvé refuge en Suisse.[1] Par le passé, la Suisse n’aurait jamais accueilli autant de personnes dans un délai si court. Qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes réfugiés, la situation pose de grands défis organisationnels et pédagogiques pour les institutions. En Ukraine, le système scolaire privilégie l’apprentissage du russe et de l’anglais ; le français et l’allemand sont enseignés de façon plus marginale.[2] Pour le président de la CIIP, il est impératif d’enseigner aux enfants des connaissances fondamentales dans la langue locale.[3] Qu’en est-il des adultes ? L’objectif est-il une intégration linguistique et sociale sur le long terme ? Des soutiens linguistiques et éducatifs vont-ils s’élargir à d’autres populations de réfugié·e·s ? État des lieux avec Carmen Delgado Luchner, Anne-Christel Zeiter et Alexis Feldmeier García.

Carmen Delgado Luchner est directrice du Centre de langues de l’UniFR.

Anne-Christel Zeiter est Maître d’enseignement et de recherche à l’École de français langue étrangère de l’Unil.

Alexis Feldmeier García est enseignant-chercheur en allemand langue étrangère (Institut de plurilinguisme (CH) & Uni Münster (Allemagne)).

Un élan de solidarité inédit… et surprenant

Carmen Delgado et Anne-Christel Zeiter sont unanimes : elles sont impressionnées par la rapidité avec laquelle la société s’est activée pour accueillir les réfugié·e·s d’Ukraine. Il est vrai que presque toutes les institutions ont affiché leur soutien à l’Ukraine : la Confédération se veut accueillante et humanitaire et les Universités suivent le pas en adoptant des actions solidaires. Dans la société civile, Anne-Christel Zeiter évoque une réactivation d’associations des crises migratoires des années 2010. Des bénévoles se mobilisent à nouveau pour aider les Ukrainien·ne·s à trouver un appartement ou à apprendre le français à Lausanne.

L’empathie et l’élan de solidarité ont de quoi surprendre nos deux interlocutrices : elles n’ont pas souvenir d’avoir assisté à autant de soutien auprès de réfugié·e·s venant de Syrie, d’Afghanistan ou encore d’Erythrée. En Suisse, de nombreuses procédures sont simplifiées pour les réfugié·e·s de nationalité ukrainienne. Et Carmen Delgado de souligner l’importance d’avoir la nationalité ukrainienne pour bénéficier du permis S en Suisse : « En Ukraine, il y a beaucoup d’étudiant·e·s de pays africains ou d’Inde dans les universités et hautes écoles, notamment dans les domaines de l’informatique ou de la médecine. Sans nationalité ukrainienne, ils/elles sont livré·e·s à eux-mêmes. » Le sentiment d’injustice dans les différences de traitements entre réfugié·e·s est encore plus fort. Anne-Christel Zeiter dénonce un « racisme systémique » : « Quand les Syrien·ne·s sont arrivé·e·s, ils/elles se sont senti·e·s traité·e·s de façon insultante, comme des gens qui ne comprennent rien du tout et qui sont une menace pour nous, même s’ils/elles avaient parfois fait de hautes études. » L’idée que, aux yeux de la population suisse, les Ukrainien·ne·s « nous ressemblent plus », frappe nos deux interlocutrices : ils sont blancs et chrétiens ; ils ne sont pas associés à un ennemi terroriste qui pourrait menacer la stabilité de l’Occident. Dans tous les cas, elles espèrent que cet engouement pour les Ukrainien·ne·s aura des retombées positives sur la manière d’accueillir l’ensemble des réfugié·e·s. Témoignant d’Allemagne, Alexis Feldmeier García tempère et préfère éviter de comparer la situation des Ukrainien·ne·s à celle d’autres populations : « les données et la compétence me manquent pour pouvoir estimer si oui ou non les réfugié·e·s ukrainien·ne·s sont pris·es en charge différemment. »

Un bon niveau de formation et un accès facilité aux ressources pédagogiques et linguistiques

D’autres facteurs semblent aussi faciliter l’accueil des personnes ukrainiennes par rapport à des individus en provenance d’autres pays. Alexis Feldmeier García insiste sur le très bon niveau général de formation des Ukrainien·ne·s. Au cas où ils/elles resteraient, « les chances de les intégrer dans la société sont tout à fait différentes », selon ce spécialiste de l’alphabétisation des personnes migrantes. Des propos qui rejoignent ceux d’Anne-Christel Zeiter : « moins un individu est formé, plus il sera dépendant des décisions des institutions. » Toutefois, l’enseignante-chercheuse en FLE précise que rien n’est simple, car il est difficile de prédire les profils socio-professionnels des prochaines vagues migratoires.

Autre facteur, les ressources linguistiques et pédagogiques sont bien plus nombreuses en langue russe ou ukrainienne que dans des langues comme le sorani, le tigrinya ou le pashtoun, selon Carmen Delgado. Le russe et l’ukrainien sont des langues standardisées, institutionnalisées et largement diffusées dans le monde digital ; il existe des dictionnaires bilingues, des encyclopédies, des manuels de langues, des méthodes d’apprentissage de l’allemand ou du français créées pour ces publics-cibles. La directrice du Centre de langues ajoute qu’il est plus facile de trouver des traducteurs et interprètes, du moins en langue russe, car il s’agit d’une langue internationale aussi enseignée en Europe occidentale dans des départements de slavistique, voire dans certains gymnases. L’élan de solidarité s’étend aussi à l’enseignement des langues : de nombreuses initiatives bénévoles sont en train de surgir un peu partout. « Les universités ont peut-être un peu plus de mal à réagir, car nous avons peu de visibilité. L’Université de Fribourg a par ailleurs été moins sollicitée que d’autres et je pense que notre bilinguisme français-allemand y est pour quelque chose. » constate Carmen Delgado. Par ailleurs, l’entraide se passe aussi beaucoup à travers des communications digitales. Outre les recherches d’appartement en langue ukrainienne en ligne, la directrice du Centre de langues a par exemple entendu parler de cours d’allemand pour Ukrainien·ne·s donnés via l’application Telegram.

Un permis S orienté travail et pas langue

Il faut dire que les Ukrainien·ne·s ont tout intérêt à se tourner vers des solutions digitales pour apprendre le français ou l’allemand. Selon Carmen Delgado, le permis S délivré si rapidement en Suisse n’est pas pensé à des fins d’intégration sur le long terme : les adultes ukrainiens peuvent tout de suite travailler, mais les ressources financières déployées par la Confédération pour l’apprentissage de la langue – 3’000 francs par réfugié·e ukrainien·ne – sont très faibles. « Cela correspond à environ un ou deux mois de cours intensif », précise Mme Delgado. L’intégration complète semble rarement être l’objectif. Ayant travaillé sur les processus de socialisation langagière auprès de réfugié·e·s en Suisse romande, Anne-Christel Zeiter dépeint une mécanique institutionnelle pensée pour cantonner les migrant·e·s dans des rôles peu valorisés : « On offre quelques cours de langues, juste assez pour atteindre le niveau B1 qui est légalement exigé comme critère d’intégration. Pour de nombreux·ses migrant·e·s, ce n’est pas suffisant pour exploiter leurs compétences professionnelles. Même avec des diplômes reconnus, on ne peut accéder qu’à des emplois précaires. »

Au niveau de l’école obligatoire, les choses sont un peu différentes. En Suisse, les enfants ukrainiens ont très rapidement rejoint les bancs d’école. Ils/Elles doivent bien sûr se mettre à l’apprentissage de la langue locale, mais ils/elles ne sont pas les seul·e·s : il existe une grande diversité de parcours migratoires et linguistiques en classe. En outre, le système scolaire exige un effort supplémentaire de la part des élèves allophones. Un effort qui, selon Alexis Feldmeier García qui dépeint la situation en Allemagne, n’est pas reconnu institutionnellement, puisque les cours de DaZ (pour « allemand langue seconde », principalement destiné aux élèves issus de l’immigration dans l’espace germanophone) ne sont pas sanctionnés de notes. Ce sont des cours d’appui, mais les élèves continuent d’être uniquement comparé·e·s à des locuteur·trice·s de langue maternelle allemande. Selon Alexis Feldmeier García, il n’y a pas de didactique du DaZ spécifique aux refugié·e·s et le plurilinguisme issu de la diversité n’est que rarement pris en considération : « Aucune didactique du plurilinguisme spécialement conçue dans une approche contrastive allemand-ukrainien n’est proposée, malgré un groupe homogène d’apprenants. Il existe des projets d’approche turc-allemand à Berlin et ça fonctionne ! Mais dans d’autres villes, c’est impossible car il y a trop peu de cours. Et puis, ce genre de projet n’intéresse pas les maisons d’édition… »

Mais le contexte helvétique implique une difficulté supplémentaire pour les élèves allophones. À la suite d’échanges avec des écoles, Carmen Delgado rappelle les défis que représente le cumul des langues étrangères : « ils/elles doivent apprendre une deuxième langue officielle dès l’école primaire et c’est un grand obstacle actuellement, surtout pour les enfants un peu plus âgés. »

« Le système n’a pas que des réfugiés ! »

Selon Alexis Feldmeier García, d’autres vagues migratoires vont se présenter et il faudrait concevoir un changement structurel. Les Ukrainien·ne·s ne sont ni les premier·ère·s, ni les dernier·ère·s. Le chercheur est d’avis que le DaZ devrait être reconnu comme une discipline à part entière dans les cursus scolaires. « Mesurer les compétences en allemand des élèves DaZ sans différenciation, ce n’est jamais bon. Si le DaZ était une discipline avec des notes à part entière, ce serait une manière de reconnaître les efforts d’apprentissage de la langue allemande, comme on le fait pour l’anglais ou le français en Allemagne. » Plus globalement, Alexis Feldmeier García évoque aussi d’autres pistes pour faciliter la communication avec des allophones dans une dynamique inclusive. Par exemple, l’utilisation d’un langage simplifié dans les communications officielles et dans les enseignements pourrait fonctionner en complémentarité, ce qui permettrait de contourner certains obstacles linguistiques. « C’est comme pour l’inclusion des handicaps physiques en société : il ne faut pas devoir choisir entre construire un escalier ou une rampe, mais proposer les deux à la fois. »

Naviguer à vue dans la crise

L’issue et la durée de la guerre étant incertaines, il est très difficile de prédire l’avenir. Si les autorités suisses tablent sur un retour possible, les réfugié·e·s ukrainien·ne·s ne semblent pas encore se projeter à long terme. Selon Carmen Delgado et Anne-Christel Zeiter, nombre d’entre eux/elles maintiennent des liens très forts avec leur pays d’origine, voire continuent à travailler ou à étudier à distance. De nombreuses inconnues vont devoir être clarifiées d’ici la fin de l’année scolaire. Les autorités sont déjà en train de planifier la répartition des classes dans les établissements scolaires pour la rentrée d’automne et – pour l’instant – on ne sait pas si les Ukrainien·ne·s vont rester plus durablement ou rentrer au pays. En outre, si l’afflux migratoire continue, Anne-Christel Zeiter s’interroge sur les effectifs enseignant·e·s : après la crise du covid, la pénurie se fait ressentir et s’il faut engager de nouveaux·elles enseignant·e·s – en particulier des enseignant·e·s formé·e·s pour accueillir ces populations d’élèves –, les choses risquent de se compliquer. On constate du moins que la didactique des langues étrangères et secondes joue un rôle important dans l’accueil des Ukrainien·ne·s… et des réfugié·e·s en général.

Ressource didactique pour aller plus loin

Babylonia n°1/2017. Langues & réfugiés / Sprachen & Geflüchtete. http://babylonia.ch/fileadmin/user_upload/documents/2017-1/Babylonia_1_2017w_links.pdf

À (re)lire ou (r)écouter sur notre blog


[1] https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/sem/aktuell/ukraine-krieg.html#1003198108 03.05.2022

[2] https://rm.coe.int/language-education-policy-profile-ukraine/16807b3c3a 03.05.2022

[3] https://www.rts.ch/info/suisse/12936726-christophe-darbellay-laccueil-des-enfants-ukrainiens-va-etre-un-grand-defi-pour-lecole.html 03.05.2022

Propos recueillis par Philippe Humbert et Flavio Manetsch

Photo by Kevin Bückert on Unsplash

2 commentaires

  1. Bonjour,
    Depuis avril 2022, j’enseigne le français à des groupes de réfugiées ukrainiennes adultes à Martigny (Valais). Existe-t-il des méthodes de FLE spécifiquement destinées à ce public ? Je précise qu’elles sont bilingues ukrainien – russe. Et quelle méthode me recommandez-vous pour des Syriens, adolescents et adultes ? Je précise que j’ai une formation d’enseignante au secondaire 1 et 2 (français, anglais, allemand) et de journaliste (Université de Lausanne, HEP, Centre de Formation au Journalisme et aux Médias de Lausanne).
    Merci d’avance et salutations les meilleures, Anne-Laure Martinetti (Charrat)

    1. Chère madame, merci beaucoup pour votre intérêt ! Il existe très certainement plusieurs méthodes. En tant que diffuseur de contenus, le CeDiLE ne peut pas répondre plus précisément à votre question.
      Je vous souhaite plein de succès dans votre enseignement!

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