Passer d’une approche grammaire-traduction à une approche communicative ou actionnelle peut sembler une évolution « logique », qui correspond aux évolutions de la société et aux nouveaux savoirs sur l’apprentissage des langues étrangères. Et pourtant…
Le 26 août 2025 se sont rencontrés des chercheur·es pour confronter leurs recherches sur les langues et l’histoire lors d’une journée d’étude. Ils et elles ont montré que de telles idées, largement véhiculées, n’ont rien de « logique », mais résultent d’interactions complexes entre des personnes sujettes aux courants de pensée dominants de leur époque, qu’ils soient décideur·es politiques, enseignant·es de langue étrangère ou même élèves.
Dans cette interview, Zorana Sokolovska, l’organisatrice de la journée d’étude, et Alice Burrows, l’une des intervenantes, revisitent respectivement l’histoire de l’enseignement des langues dans la formation professionnelle en Suisse et l’histoire du FLE : une histoire avec ses récits, que nous ferions tou·tes bien de ne pas prendre pour argent comptant !
CeDiLE: Vos recherches à l’une et l’autre portent sur l’histoire de l’enseignement des langues, notamment du FLE, et sur les discours et idées qui ont influencé les disciplines linguistiques et les pratiques enseignantes. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos travaux respectifs ?
Zorana Sokolovska:
Je m’intéresse à l’histoire de l’enseignement des langues dans les écoles de commerce en Suisse, à partir des années 1880, un champ jusqu’ici peu exploré. À cette époque, la formation commerciale, désormais soutenue financièrement par l’État fédéral, commence à être harmonisée et rendue plus exigeante (examens d’admissions, cursus rallongé, contenu scolaire révisé, etc.). La recherche que j’ai menée montre que l’un des buts de la formation commerciale était de mieux préparer les jeunes — des garçons dès 15 ans — à entrer sur le marché du travail, notamment à des postes à responsabilité. Cette orientation répondait à deux problèmes : trop de candidats pour les postes subalternes et, à l’inverse, pas assez de personnes qualifiées pour les postes de direction. La solution envisagée consistait à élever le niveau d’éducation et à offrir une formation plus complète aux commerçants suisses, afin non seulement de répondre aux besoins internes, mais aussi de renforcer la position de la Suisse face à la concurrence d’États plus avancés sur le plan économique et éducatif.
Dans ce contexte, l’enseignement des langues (notamment du français, de l’allemand, de l’anglais et/ou de l’italien) prenait une place centrale : dans certaines écoles, il représentait jusqu’à la moitié du temps de cours. Cet enseignement ne servait pas seulement à apprendre à parler une langue, mais aussi à former un employé de commerce capable d’occuper un poste de cadre ou de dirigeant. À la fin du XIXᵉ siècle, des secteurs comme le tourisme, les chemins de fer, les banques ou les assurances se développent, nécessitant des employés qualifiés dont la formation relève des écoles de commerce. Déjà à cette époque donc, transmettre une langue, ce n’est pas juste enseigner des règles de grammaire ou du vocabulaire. C’est aussi façonner des valeurs, des normes et des attentes, en lien avec les évolutions économiques et les attentes du monde professionnel.
Alice Burrows:
Ce qui me semble passionnant dans tes recherches, c’est l’articulation entre des besoins sociaux pour les langues et leur disponibilité sur le marché scolaire. Il est assez facile de faire croire que les cours de langues étrangères des programmes scolaires n’ont aucun lien avec le contexte politique et économique. Les désirs d’apprendre une autre langue dépendent aussi de l’attractivité des métiers que visent les apprenant·es, ce qui est encore plus frappant dans un contexte d’apprentissage professionnel.
Si je comprends bien, en apprenant une langue étrangère, nous répondrions à notre insu à des volontés politiques ? Est-ce un phénomène que tu as aussi observé, Alice ?
Alice Burrows:
Oui, tout à fait ! C’est très déroutant de constater cela car on a le sentiment qu’apprendre une langue c’est un projet intime qui nous transforme et je ne remets absolument pas cela en cause. Cependant, en travaillant sur l’histoire de l’enseignement du français, en particulier à l’Alliance française de Buenos Aires (AFBA) (ce qui a constitué le cœur de ma thèse), je me suis rendu compte que les manières d’enseigner le français (les méthodologies) dépendaient des objectifs politiques pour cet enseignement. Ce serait un peu schématique de s’arrêter là parce que la caractéristique de ces objectifs politiques, c’est qu’ils mettent les espaces en contact. Je m’explique : à partir de 1945 la France appuie tout particulièrement la diffusion et l’exportation de sa langue en finançant par le Ministère des affaires étrangères un réseau d’enseignement du français à l’étranger. Bon, jusqu’ici on voit bien les intérêts pour lesquels la France souhaite diffuser sa langue et avoir une politique d’influence culturelle. Mais la véritable question, c’est plutôt pourquoi ça marche ? Comment se fait-il que les pays acceptent d’enseigner le français et d’avoir recours à des méthodologies construites en France ? Et c’est là qu’intervient le contact : les méthodologies développées en France et promues par le Ministère des affaires étrangères vont s’insérer dans des objectifs de politique linguistique propres à chacun des contextes où le français est enseigné. Par exemple, en Argentine les méthodologies venues de France n’arrivent à s’imposer à l’AFBA qu’après la Seconde guerre mondiale, à la suite d’un bras de fer avec le Ministère des affaires étrangères qui menace de ne plus subventionner l’AFBA, si elle n’accepte pas un Directeur pédagogique venu de France. Or, si l’AFBA s’y oppose pendant aussi longtemps, c’est qu’elle ne sert pas les intérêts français en Argentine, mais les intérêts de la communauté française d’Argentine qui tente de faire reconnaître auprès du Conseil National de l’Education ses propres méthodologies. Si on regarde les manuels développés par l’AFBA, on voit qu’ils sont bien le reflet des intérêts de cette communauté : le développement d’un double sentiment patriotique avec de nombreuses images et des textes sur l’orgueil national argentin et français.
Je peux donner un autre exemple, moins lointain. Je suis entrée dans la recherche parce que j’ai travaillé à quelques mois d’écarts à l’Alliance française de Paris et à l’Alliance française de Port Saïd en Égypte, au moment de la révolution de 2011. J’étais assez persuadée, au moment d’arriver en Égypte, de bien connaître le projet élitiste et nationaliste de l’Alliance française. La réalité de la vie de cette Alliance s’est chargée de me montrer à quel point j’avais tort : seul lieu culturel resté ouvert dans la ville, elle diffusait du cinéma égyptien, servait de lieu de débat politique et menait une lutte pour inscrire l’architecture industrielle de la ville au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette expérience m’a servi de leçon : il est impossible de prévoir les effets de l’implantation d’une institution culturelle ou linguistique. Je me suis rendu compte qu’il existe des raisons contextuelles qui expliquent pourquoi les personnes donnent du sens aux méthodologies, un sens parfois très éloigné de celui qui avait permis leur création initiale. Je crois que les objets d’enseignement-apprentissage d’une langue (manuels, techniques, document supports…), peuvent-être considérés comme des objets culturels. Je m’intéresse à leur circulation et donc à la circulation des enseignant et des apprenants qui transportent ces objets.
Lors de la Journée d’études Langues et histoires, il est apparu que les chercheur·es qui s’intéressent à l’histoire de leur discipline, comme vous, se heurtent parfois à l’incompréhension de leurs collègues: Pourquoi mener ce genre de recherche? Quelle est leur contribution à l’enseignement des langues étrangères / du FLE?
Zorana Sokolovska:
En Suisse, comme ailleurs, les débats sur les langues s’inscrivent dans une histoire toujours en cours. Le dernier épisode des écoles de commerce s’inscrit dans l’actualité récente : en 2023, une réforme a remplacé l’enseignement littéraire en français par celui des compétences dites « opérationnelles ». Cette décision a suscité de vives réactions et une pétition nationale a été lancée en janvier 2025, visant à « sauver » le français. Ce débat rappelle que l’enseignement des langues n’est jamais neutre : il reflète des choix politiques et économiques, inscrits dans une histoire où les langues sont pensées selon les besoins du marché et les visions de la société.
Adopter une approche historique permet de mieux comprendre comment des pratiques d’enseignement se sont construites dans le temps. Il ne s’agit pas simplement d’évaluer des méthodes didactiques ou de prendre parti, mais plutôt de prendre du recul sur les pratiques actuelles, souvent influencées par des idées anciennes ou encore des intérêts implicites. Comme le disait Durkheim, « le présent n’est rien par lui-même ; ce n’est que le prolongement du passé » (1938 : 19). Mon étude des préfaces et avant-propos de manuels de FLE nouvellement créés et utilisés en Suisse germanophone au début du XXᵉ siècle illustre cette continuité : elle montre que ces outils visent à éveiller l’attention des élèves et à répondre à leurs besoins (lexicaux, grammaticaux, communicationnels, etc.) afin de les préparer à leur projet professionnel dans le domaine du commerce. Cette approche fait écho aux principes de la centration sur l’apprenant que l’on retrouve dans le Cadre européen commun de référence pour les langues et dans de nombreux ouvrages consacrés à la didactique moderne des langues.
Par ailleurs, on ne peut pas séparer l’histoire d’une discipline du rôle des enseignant·es, qui participent activement à la construction des savoirs et des représentations linguistiques. Sans chercher à devenir historien·nes, le regard historique donne aux enseignant·es des clés pour enseigner les langues de manière plus consciente et informée.
Alice Burrows:
Je ne sais pas si ce que je fais est utile. Si l’utilité est pensée comme quelque chose de directement monétisable, alors mes recherches sont assez inutiles. Mais j’en suis venue à deux conclusions concernant la contribution des recherches en histoire disciplinaire : l’une est ontologique et l’autre épistémologique. Sur le plan ontologique, qui concerne surtout nos manières d’être, mes recherches en histoire m’ont appris la modestie et je crois que c’est une valeur cruciale pour le monde académique. Cette modestie vient du fait que revisiter notre passé, c’est à coup sûr se rendre compte que ce que nous savons de notre histoire est partiellement faux. Bien entendu, nous avons eu besoin de cette histoire pour nous construire comme individu, comme groupe social et comme société et donc cette histoire a une fonction. Cependant, la vie et ses événements sont kaléidoscopiques et la complexité des éclairages qui ont permis à un choix de vie de s’effectuer contredisent toute volonté totalisante et toute possibilité de dire « ça devait arriver comme ça ». Sur le plan épistémologique, c’est-à-dire nos façons de concevoir la science et in extenso la didactique des langues, le fait de rendre accessible la pluralité des histoires en FLE, permet d’insister sur la déterritorialisation de la langue française et de son enseignement-apprentissage. Il est clair que malgré les courants qui visent à légitimer et valoriser les profils plurilingues, l’enseignant·e de FLE français·e, suisse, canadien·ne ou belge dispose d’un avantage certain à l’embauche. Je vois là les effets d’une construction du groupe social qui, en définitive, n’a pas encore lâché le mythe « d’une nation-une langue-un peuple » dans la construction de son historicité. Peut-être que la diffusion de ces histoires plurielles peut contribuer à reconfigurer les voies d’élaboration de la professionnalité au niveau des enseignant·es de FLE.
Un grand merci, Alice Burrows et Zorana Sokolovska pour cette interview.
Encart méthodologique
Comment mener une recherche historique de la didactique des langues étrangères ?
D’une archive à l’autre
Une recherche bibliographique solide est indispensable pour initier et mener à bien un travail scientifique. Dans mon cas, cette étape a été à la fois simple et complexe. Simple, car aucun travail – à ma connaissance – n’avait encore abordé la question des langues dans les écoles de commerce sous un angle historiographique. Complexe, car j’ai dû poser moi-même certaines bases. Mon point de départ a été deux ouvrages publiés par le Département fédéral du commerce en 1896 et 1914, consacrés à l’enseignement commercial en Suisse. Ils dressent un état des lieux précis de l’organisation scolaire et des contenus éducatifs. Pour approfondir, j’ai consulté les Archives fédérales suisses en ligne, ce qui m’a permis de mieux comprendre les débats politico-éducatifs ayant un impact majeur, comme l’adoption de l’arrêté fédéral sur l’encouragement de l’enseignement fédéral de 1891. Enfin, la presse a constitué une ressource précieuse. Grâce à la plateforme e-newspaperarchives.ch, j’ai pu explorer les prises de position publiques autour de la formation commerciale. À l’époque, la presse écrite joue un rôle central : elle informe, suscite le débat et touche un lectorat diversifié.
Zorana Sokolovska
Retracer l’histoire des enseignant·es
J’ai lu pour ma thèse les travaux de Carlo Ginzburg. À la lecture de Mythes, emblèmes et traces, je me suis dit que la micro-histoire était véritablement ce que je voulais faire : une histoire ordinaire sur la manière dont les personnes ont habité et vécu leur enseignement ou leur apprentissage du français. Le point de départ de mes recherches est donc toujours du matériel quotidien : des manuels, des comptes-rendus de réunion, des programmes, des récits de cours, des photographies d’apprenant·es. En ce moment par exemple, je tente de comprendre la vie d’une école de formation des enseignant·es depuis le point de vue des étudiant·es qui y ont fait leurs études. Je tente de juxtaposer un maximum de données pour comprendre ce que les trajectoires des personnes dans cette école, pas uniquement ce qu’on pouvait y faire (les diplômes), mais ce qu’elles ont choisi d’y faire (leurs rencontres, leurs implications associatives, les objets avec lesquels elles sont reparties). Ce qui me frappe et qui m’émeut dans cette étude c’est le fait que les personnes trouvent toujours le moyen d’insuffler du sens et de la joie à l’existence et à transformer les institutions par lesquelles elles passent.
Alice Burrows
Références et liens
Burrows, Alice. 2023. Contrôler la formation des enseignants pour contrôler la diffusion linguistique du français. Séminaire ATILF. [vidéo]
Durkheim Émile. 1938. « L’histoire de l’enseignement secondaire en France. Intérêt pédagogique de la question ». L’évolution pédagogique en France. Des origines à la Renaissance. Paris, Félix Alcan.
Institut de plurilinguisme / Université de Fribourg : Retour sur la journée d’étude Langues et histoire (vu le 1.10.2025).
Les langues dans la formation commerciale en Suisse : discipline, outil et discours historiques
Zorana Sokolovska
Projet de recherche de l’Institut de plurilinguisme, 2020-2026
(FR & DE)
À propos de ….
Alice Burrows est maîtresse de conférences en didactique des langues à l’université Sorbonne Nouvelle. Ses recherches portent sur l’histoire de l’enseignement des langues et le rapport entre la circulation des productions académiques et les politiques linguistiques. Elle est membre du Diltec et co-responsable de l’axe Epistémologie, Histoire et Variations.
Zorana Sokolovska est maître-assistante au Département de plurilinguisme et didactique des langues étrangères de l’Université de Fribourg. Formée en sociolinguistique, elle s’intéresse aux dimensions idéologiques, historiques et sociales de l’enseignement des langues en contexte européen. Ses recherches sur les langues dans la formation commerciale en Suisse ont été également soutenues par la HEP de Lucerne, où elle a enseigné de 2019 à 2025.
Une interview de Karine Lichtenauer
Rédaction CeDiLE : Philippe Humbert
(Re)découvrez la vidéo d’Anja Giudici sur l’histoire des plans d’études pour les langues étrangères en Suisse:
